On voit souvent revenir dans les pages de réseaux sociaux professionnels la citation d’Henry Ford, énoncée comme une sentence : “If I had asked my customers what they wanted they would have said a faster horse”. Citation érigée en définition de l’innovation et de l’innovateur.
Peut-on considérer qu’Henry Ford était un innovateur ?
Bien sûr puisque Henry Ford a inventé l’automobile ! Et bien, pas au sens du moyen de transport à quatre roues mu par une force affranchie des puissances naturelles (eau, vent, animaux…). Nicolas-Joseph Cugnot, ingénieur militaire français, est l’inventeur de ce concept, en 1769. Et même possiblement le jésuite belge Ferdinand Verbiest qui publia un plan en 1668, sans toutefois le réaliser.
Mais alors Henry Ford a inventé l’industrie de la chaine de production. Non plus. Léonard de Vinci au 16ième siècle ou encore les arsenaux de Venise au 17ième siècle avaient déjà théorisé et appliqué les techniques de travail à la chaine, parmi bien d’autres exemples.
L’innovation n’est pas forcément technologique ! Elle peut être sociale ou marketing. Et on ne peut pas retirer à Ford l’invention du Fordisme, mélange génial de baisse des coûts de production et d’augmentation du pouvoir d’achat de ses employés, menant à un accès des masses ouvrières à l’automobile ? Et bien… Regardons du côté des doctrines paternalistes et des phalanstères industriels de Jean-Baptiste André Godin qui déjà au début du 19ième siècle associaient bien-être et pouvoir d’achat des ouvriers à la performance et la rentabilité des industries qui les emploient.
Il ne s’agit pas de réfléchir à charge contre Henry Ford qui fut un pur génie industriel mais surtout un homme de son temps, appliquant des idées de son temps. L’ériger en modèle de l’innovateur est, à mon sens, une erreur. Il y a une énorme différence entre innover, au sens d’inventer une technologie, un usage, une norme sociale créant une rupture, et exécuter, appliquer, optimiser ces innovations. Les deux sont complémentaires, mais bien deux disciplines différentes.
L’humilité des pionniers
Prenons un autre exemple célèbre : Nikola Tesla et Thomas Edison. Le premier, inventeur génial, innovateur permanent, dont les recherches et les créations sont encore d’actualité (nombre de travaux sur l’électricité, l’avion à décollage vertical, la bobine Tesla, la radiocommunication, le radar…). Le deuxième, acheteur patenté de brevets et industriel éprouvé. L’histoire n’a retenu que l’industriel, élevé au rang d’innovateur majeur.
Nikola Tesla était connu pour son humilité sans égale. C’est, je crois, le propre de l’innovateur, car il doit accepter de travailler sur des idées et des concepts qui peuvent échouer, qui seront durement jugés par les hommes du temps présent et dont les succès resteront dans l’ombre des applications industriels ultérieures.
L’humilité, c’est tout ce que ne reflète pas la citation d’Henry Ford. Ford postule que les clients, les utilisateurs, le quidam, en somme, est incapable d’innovation. C’est oublier que les innovateurs de rupture ont toujours été des quidams. Quant à aujourd’hui, c’est aussi oublier que l’internet a détruit les barrières qui isolaient ces quidams et les empêchaient de s’émuler et de travailler ensemble.
Aujourd’hui, le potentiel d’innovation est décuplé chez ces utilisateurs dont les génies peuvent plus facilement se trouver, se regrouper et innover ensemble. Déjà au 19ième siècle l’assertion de Ford était fausse. Elle est absolument erronée de nos jours. Et si les entreprises et organisations se doivent de conserver une part de leur potentiel d’innovation en leur sein, il est prétentieux et contre-productif de ne pas être à l’écoute des inconnus qui créeront les prochaines innovations de rupture.