Quand l’ami Guigro m’a demandé si je voulais écrire quelques lignes sur l’innovation, la première question était : suis-je quelqu’un d’innovant ? Ai-je l’esprit d’innovation ? En somme, suis-je vraiment pertinent pour en parler ?
L’innovation est-elle à ma portée ?
Au premier abord, je me dis que non. Si j’observe la fameuse courbe de Rogers (ci-dessous), référence de marketing, je ne peux clairement pas me considérer comme un innovateur, un « technology enthusiast » toujours à la pointe. Soyons honnête, je n’appartiens même pas à la classe des « early adopters ». En terme de technologie, je m’apparente plutôt à un conservateur qui, sans être réactionnaire, n’a pas ce goût permanent pour la nouveauté.
Et puis j’ai réfléchi. Ces dernières années, la notion d’innovation a été fortement connotée par sa dimension technologique. L’essor fulgurant de l’internet et sa déferlante de réseaux sociaux, les réussites fantastiques des missions vers Mars, les avancées majeures dans les sciences médicales, physiques ou chimiques… Aussi associais-je exclusivement et par instinct l’innovation au progrès technologique.
Innovation = Progrès technologique ?
La notion de progrès est elle-même connotée. Son acception moderne est plus récente dans l’Histoire humaine qu’on ne pourrait le croire. Tirant sa source chez les Lumières et prenant son essor au 20ième et 21ieme siècles, le progrès a revêtu un caractère positif grâce aux avancées technologiques fulgurantes des cent dernières années. Le progrès, et plus particulièrement le progrès technologique, est aujourd’hui considéré comme un but désirable pour l’Humanité.
Pourtant, bien des exemples nous ont montrés que le progrès n’est pas nécessairement bon : la montée en puissance des armes de destruction, bombes A et H en tête de liste, l’essor de l’industrie pétrochimique et son corollaire de catastrophes environnementales et sanitaires, le développement de techniques agroalimentaires surproductrices mais destructrices et peu qualitatives. De sorte que de nouvelles théories émergentes telles que celle de la décroissance remettent aujourd’hui fortement en question le bien-fondé naturel du progrès technologique.
En résumé, l’association instinctive que je faisais avant d’y réfléchir, « innovation = progrès technologique = bon par nature » me semblait la plus logique, ou au moins la plus acceptée. Mais force est de constater que le concept d’innovation ne peut se résumer à la notion de progrès technologique.
Une définition moins réductrice ?
J’ai de vieux réflexes, burinés dans le crâne par quelques années de prépa littéraire : je suis allé voir, comme point de départ, la définition de l’innovation faite par le Larousse (online 😉 ). C’est très intéressant :
- Introduction, dans le processus de production et/ou de vente d’un produit, d’un équipement ou d’un procédé nouveau.
- Ensemble du processus qui se déroule depuis la naissance d’une idée jusqu’à sa matérialisation (lancement d’un produit), en passant par l’étude du marché, le développement du prototype et les premières étapes de la production.
- Processus d’influence qui conduit au changement social et dont l’effet consiste à rejeter les normes sociales existantes et à en proposer de nouvelles.
Si les deux premières définitions font clairement référence à l’acception commune de l’innovation, c’est-à-dire technologique, industrielle et mercantile, la troisième élargit le champ de la définition aux interactions et normes sociales. Me voyez-vous venir ?
Il est facile de se focaliser sur la dimension technologique de l’innovation, sans vraiment observer son effet social, qui est pourtant ce qui nous concerne le plus. Il s’agit de notre façon de vivre ensemble, d’échanger, de communiquer. Bien sûr, de nombreux sociologues se penchent sur le sujet, tout comme les véritables connaisseurs du web ont déjà su identifier l’impact social derrière l’innovation technologique. Mais si l’on se tourne vers la majorité, nous qui faisons partie des « early majority pragmatists » ou des « late majority conservatives » ? Avons-nous vraiment pris du recul, ces 10 dernières années, sur le bouleversement social engendré par les technologies de diffusion de l’information qui animent, par exemple, les réseaux sociaux ? Sur notre façon de vivre, d’évoluer dans notre sphère d’influence, de connaissance, de relations intimes ou professionnelles ? Je n’en ai pas l’impression, car nous n’avons pas encore vraiment réalisé que l’innovation, la vraie, est celle qui change la société, cachée derrière le progrès technologique qui n’est qu’une condition de l’innovation sociale.
Ni forcément bonne, ni foncièrement mauvaise, l’innovation est d’abord prise de recul
Notez que je ne porte pas de jugement sur la qualité des effets sur notre société. Je n’ai pas le recul nécessaire, encore, pour prendre ce parti. En revanche, il est plus que temps de faire un pas en arrière et de commencer à y réfléchir sérieusement, nous, majorité un peu moutonnante.
Car l’ironie de l’innovation, c’est qu’à peine adoptée elle devient une norme. Or la nature de l’innovation est de remettre en question la norme établie pour en concevoir une nouvelle. En ce sens, il ne doit pas y avoir de restriction à critiquer (au sens d’analyser) les effets sociaux de l’innovation technologique. Ce n’est pas être réactionnaire si, au contraire, on se projette déjà à l’étape d’après. C’est être innovant.
Et si le progrès technologique n’est pas nécessairement bon par nature, on l’a vu, l’innovation sociale doit, comme un principe, rechercher bénéfice et bien communs. C’est un parti pris, une posture morale (donc subjective et n’engageant que moi) : l’innovation sociale ne doit pas bénéficier uniquement à des intérêts particuliers, qu’ils soient commerciaux, politiques ou religieux.
Soyons innovants, bousculons l’ordre établi !
L’innovation technologique a profondément modifié les interactions entre les hommes au travers des réseaux sociaux et il n’est pas difficile de constater qu’elle a été instrumentalisée dans un objectif purement mercantile. La question est alors de savoir si nous en avons tiré plus de bénéfices que de contraintes et si la facilité de nos nouvelles interactions sociales vaut ce que nous lui avons sacrifié : vie privée, données personnelles, indépendance…
Etre innovant, aujourd’hui, ne serait-ce pas finalement réfléchir aux moyens (technologiques, légaux, comportementaux…) de libérer cette facilité d’interaction sociale du carcan commercial verrouillé par ceux qui l’ont permise, qui la possèdent et qui, d’eux-mêmes, ne renonceront pas à la manne financière que ces interactions sociales représentent ?
Je suis persuadé que l’avenir nous réserve encore de magnifiques bouleversements, surprenant les porteurs mêmes de la précédente vague d’innovation technologique et sociale. L’innovation est un animal sauvage et fougueux : quand on pense l’avoir apprivoisée, maîtrisée, elle s’ébroue et secoue de son dos ceux qui pensaient y rester assis pour toujours. Reste à l’orienter, pour qu’elle bénéficie à tous…